La petite histoire de mes ateliers d’écriture
Il y a presque une décennie, j’ai été invitée à animer des ateliers d’écriture à des usagers de la bibliothèque de ma région. J’y jouais le rôle d’artiste en résidence, et cette « tâche » faisait en quelque sorte partie de mon contrat avec le conseil des arts de la municipalité.
Le premier atelier a eu lieu un soir d’hiver.
Une dizaine de femmes s’y sont présentées.
Nous nous sommes vues deux ou trois fois.
Bien des mois plus tard, alors que je traversais un creux professionnel qui s’éternisait et qui minait mon moral au point où je ne faisais plus qu’errer entre le canapé et le réfrigérateur, j’ai repensé à cette joie que nous avions éprouvée ensemble, ces femmes et moi, autour de la grande table de la bibliothèque.
Une joie loin, très loin, à l’opposé même, de l’ennui.
Qu’est-ce donc qui nous avait procuré cette joie ?
J’avais mis sur la table, le cœur battant, mon savoir d’écrivaine.
Elles avaient mis sur la table leur âme en écrivant spontanément des textes inspirés par les deux ou trois consignes que je leur avais données, et surtout en acceptant de les lire à voix haute.
Sans réécriture.
Sans préparation.
Elles plongeaient.
Courageuses.
Généreuses.
La joie de prendre la parole.
La joie d’entendre une parole.
La joie de prendre un risque, de se mettre en danger.
Je disais donc que j’ai repensé à cette joie comme à une pépite posée sur les sentiers tortueux de ma mémoire.
Et j’ai pensé que, peut-être, il y avait là une invitation.
Après quelques démarches dans les réseaux sociaux, j’ai reçu deux douzaines d’inscriptions, formé quatre groupes de six personnes, et nous avons commencé à nous voir les soirs de semaine.
Chez moi.
Dans ma salle à manger.
Coude à coude.
Cette expérience a duré des mois.
En quelques jours, je suis passée de « Jennifer broie du noir » à « Jennifer s’amuse beaucoup ».
Je leur en suis reconnaissante.
Oui, je sais, ces femmes, elles venaient pour elles-mêmes, aux ateliers.
Elles n’ont pas passé 15, 20, 30 heures sur mes mauvaises chaises pour me faire plaisir.
Mais je leur suis reconnaissante de la confiance qu’elles m’ont temoignée en acceptant de suivre mes consignes farfelues, incompréhensibles, impitoyables.
Je leur suis reconnaissante d’avoir été ouvertes, généreuses, tendres les unes envers les autres.
Il y a eu, parmi nous, quelques hommes.
Leur présence nous réjouissait.
Leur imaginaire nous intriguait.
Ils ont été, comme nous toutes, audacieux.
Pas une seule fois nous n’avons retenu nos larmes quand elles affluaient.
Nous avons accepté la présence encombrante d’une boîte de mouchoirs sur la table.
Ce n’est pas que nous voulions nous faire pleurer.
C’est que l’écriture ouvre des portes à l’intérieur de soi.
On ne sait pas, avant de les ouvrir, qu’elles sont juste derrière.
Les barbares.
Les hypocrites.
Trouver des larmes derrière la porte : cela faisait partie du risque.
Nous n’étions pas des littéraires : nous étions des femmes qui écrivaient.
À la manière d’artisanes, nous travaillions avec application et humilité.
Dans le respect de la matière et de ce geste plusieurs fois millénaire.
Quand j’étais petite, ma mère tenait un atelier de fabrication d’objets en céramique.
Le grand local, adjacent à notre logement de cinq pièces, se remplissait tous les soirs de femmes de tout âge.
Elles fabriquaient tasses, potiches, cendriers, assiettes et figurines pour leur mère, leur fille, leur tante, leur amie.
Une joyeuse cacophonie régnait dans l’atelier.
Il y avait les petites catastrophes : moules cassés, pots renversés.
Il y avait les confidences, les prises de bec, les éclats de voix, les éclats de rire.
Et moi, je restais aussi longtemps que possible auprès d’elles, témoin et espionne fascinée.
Venait l’heure fatidique et redoutée où je devais aller dormir.
En laissant la porte de ma chambre entrouverte, j’arrivais à saisir encore quelques bribes de leurs conversations.
La parole des femmes, la première que j’ai entendue, c’était la leur : la parole des artisanes.
« Les enfants en entendent beaucoup plus que les adultes ne le pensent[1]. »
Je répète sans cesse, en atelier : « Je vous en prie, ne cherchez pas à être bonnes !
Chacune veut être (et on nous le demande) bonne étudiante, bonne travailleuse, bonne cuisinière, bonne mère, bonne voyageuse, bonne nageuse, bonne conductrice, bonne amie, bonne amante, bonne confidente, bonne oratrice, bonne gestionnaire, bonne bonne…, et quoi encore ?
Dans l’espace de mes ateliers, soyons, toutes ensemble, curieuses, audacieuses. Mais, surtout, libres : libérées de la tyrannie de la performance.
Au cœur de la démarche d’écriture, il y a une seule question qui compte : « Quelle autrice suis-je ? »
[1] Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de l’archétype de la femmes sauvage, traduit de l’anglais américain par Marie-France Girod, Paris, Grasset, 1996, (1992), p. 309.